Regards d'astronautes

Je me souviens du décollage de la première fusée Ariane (la nuit de Noël 1979) et de celui de la première navette spatiale américaine Columbia deux ans plus tard. Je me souviens aussi de l’explosion de Challenger en 1986 qui m’avait beaucoup ému. Mais je n’ai jamais été fasciné dès l'enfance par ce secteur qui restait pour moi trop technique. Le rêve est venu beaucoup plus tard.

Ma vision a complètement changé en juillet 1996 quand mon ami Michaël Boccara, qui travaillait alors à l’Aérospatiale, m'a montré un exemplaire de Clairs de Terre. Ce livre, édité par l’Association des Explorateurs de l’Espace qui réunit les astronautes du monde entier, montre des images somptueuses de la Terre vue de l’Espace et chaque photo est accompagnée de textes d’astronautes d’une poésie qui m'a secoué. En voici quelques exemples :

Nous sommes partis découvrir la Lune et en fait nous avons découvert la Terre
Eugene Cernan – Etats-Unis

J’aurais souhaité, après mon retour, que les gens me demandent comment c’était là-haut, comment je m’étais associé àcette noire brillance du monde et quelle impression cela m’avait fait d’être comme une étoile tournant tout autour de la Terre.
Reinhard Furrer – République Fédérale d’Allemagne

Je regardais au-dehors la noirceur de l’espace, semée splendidement d’un univers de lumières. Je vis sa majesté, mais nulle bienveillance. C’est en dessous qu’il y avait une planète accueillante. Là-dessous, enclos dans la fine et mouvante coque de sa biosphère, si étonnamment fragile, il y a tout ce qui est cher à nos cœurs, tout le drame, toute la comédie humaine. C’est là qu’est la vie, là que sont toutes les bonnes choses de la vie.
Loren Acton – Etats-Unis.

Je crois que même les plus savants des philosophes de la Renaissance et les plus audacieux esprits du passé n’auraient jamais pu estimer la taille réelle de notre planète. Longtemps, elle vait paru immense, presque infinie. C’est seulement à partir du milieu de notre siècle que l’homme s’étant rendu dans l’espace au-dessus de la Terre, a pu se rendre compte avec surprise et incrédulité combien la Terre est en fait petite. D’aucuns ont vu en elle une île flottant dans l’infini de la création ; d’autres l’ont comparée à un vaisseau spatial peuplé d’un équipage de plus de six milliards d’hommes.
Pavel Popovitch – Union Soviétique.

Je voyais la Terre depuis l’espace, si belle depuis qu’avaient disparu les cicatrices des frontières nationales.
Mohammed Ahmed Faris – Syrie.

Les limites de mon imagination ont reculé lorsque j’ai pu contempler la Terre qui se détachait au sein d’un néant sombre et peu engageant. Les riches traditions de mon pays m’ont préparé à surmonter les préjugés et les frontières nationales. Il n’est pas nécessaire d’entreprendre un vol spatial pour parvenir à un tel sentiment.
Rakesh Sharma – Inde.

Les premiers jours, nous montrions nos propres pays. Au troisième et au quatrième jour, notre continent. Dès le cinquième jour, nous fîmes plus attention qu’à la seule Terre.
Sultant be Salman al-Saoud – Arabie Saoudite.

La Terre nous faisait penser à une décoration d’arbre de Noël se détachant sur le fond noir de l’espace. Plus nous nous éloignions et plus sa taille diminuait. Finalement, elle se trouva réduite à la taille d’une bille de verre, la plus belle bille qui se puisse imaginer. Ce bel objet chaud et vivant était si délicat, si fragile que si on l’avait effleuré du doigt il se serait brisé et répandu en miettes. Quand un homme voit cela, il ne peut qu’être transformé, il ne peut que mesurer ce qu’est la création et l’amour de Dieu.
James Irvin – Etats-Unis.

Je me demande alors comment des astronautes ont pu écrire des choses aussi belles et je commence mon enquête. Je multiplie les lectures et les conférences où l'on peut rencontrer des astronautes. Les premières missions dans l'espace se sont déroulées dans un contexte de confrontation politique majeur entre l’URSS et les Etats-Unis. Les premiers astronautes sont donc partis avec un esprit de conquête et à des fins de démonstration politique. Or, là-haut il s’est opéré une transformation que personne n’avait anticipée. Beaucoup d'entre eux, militaires ou scientifiques de tous pays, à la vue de leur planète depuis l’Espace, ont développé un amour et un attachement profond pour leur planète dont ils parlent après leur voyage avec la plus grande poésie. Personne n’avait imaginé que cette conquête tournée initialement vers les étoiles se retournerait vers nous et nous ferait en fait découvrir la Terre. Cette expérience « mystique » est déclenchée par la vision prolongée de la Terre, notre vaisseau-mère. Partis bien souvent comme militaires ou techniciens, ils sont revenus humanistes et écologistes, avec un sentiment profond de l’unité du monde, et des liens qui unissent les hommes et les différentes espèces de la biosphère.

Un beau jour je tombe sur The Overview Effect (l’effet de surplomb) de Frank White, un essai qui analyse de façon méthodique cette transformation subie par les astronautes. Il nous indique que ces humains ont vécu le voyage ultime. La réalisation d'une expérience mystique a été facilitée et amplifiée par l’appréhension de la mort, l’apesanteur, le silence et la vision prolongée de la Terre, notre vaisseau-mère, vue d’en haut (surtout pour ceux qui sont resté plusieurs semaines/mois à bord des stations spatiales Saliout, MIR ou ISS). Parmi eux, seuls vingt sont allés au-delà de l’orbite terrestre (missions Apollo vers la Lune). Ils sont les seuls à avoir vu la Terre toute entière et cette vision les a encore plus transformés (pas tous, Neil Amstrong n'a pas changé par exemple).

 

 

J'ai eu également l'occasion de parler de tout ça en septembre 2009 avec le spationaute Jean-François Clervoy.

Dès 1996, je me dis que ce phénomène peu connu pourrait constituer la base d’un grand roman utopique. Il faut faire découvrir au plus grand nombre ce regard magique des astronautes sur notre petit monde et faire occuper à un astronaute ayant eu une expérience mystique la place centrale d'un roman afin qu'enfin on écoute ce que les astronautes ont à dire. C’est l’un des piliers de Siècle bleu.

Outre la transformation qu'ils ont subi, les astronautes ont également ramené des clichés qui ont changé notre vision du monde. Deux photos, le « Earth Rise » (Lever ou Clair de Terre en français) prise en décembre 1968 par Apollo 8 et la première image de la « Whole Earth » (Terre Entière ou Terre Pleine en français) aussi appelée "Blue Marble" (la bille bleue) prise en décembre 1972 par l’équipage d’Apollo 17 – la dernière mission lunaire -, ont énormément marqué les esprits. Cette dernière photo est la photo de la Terre la plus répandue et sûrement l’une des photos les plus reproduites de l’histoire de la photographie.

Ces photos ont été également les déclencheurs (directs ou indirects) d’une véritable prise de conscience planétaire et à la création des premiers mouvements et réflexions écologistes, essentiellement aux Etats-Unis :

  • Proposition de l’hypothèse Gaïa par James Lovelock en 1969,
  • Fondation de l’institut d’écotechnique en 1969
  • Création de l’Environment Protection Agency (EPA, l’équivalent de notre Ministère de l’Environnement) en 1970,
  • Organisation du premier Jour de la Terre en 1970,
  • Publication du rapport Meadows du Club de Rome en 1970 (“Limits to Growth” ou “Halte à la croissance” en français),
  • Création de Green Peace en 1971,
  • Création de Friends of the Earth en 1971,
  • Création du Ministère de l’environnement en France en 1971,
  • Organisation de la première conférence de l’ONU sur l’environnement humain et publication du rapport de René Dubos et Barbara Ward « Only One Earth, The Care and Maintenance of a Small Planet ».

Si vous souhaitez en savoir plus sur le trip étonnant de Stewart Brand qui aurait conduit à la photo Whole Earth, vous pouvez lire l'article sur mon blog consacré au Jour de la Terre (Whole Earth est le drapeau du Jour de la Terre).

Le 7 décembre 2012, pour les 40 ans de la mission Apollo 17 (qui avait ramené Blue Marble), un documentaire extraordinaire a été dévoilé.

 

OVERVIEW from Planetary Collective on Vimeo.