Le probable n'est pas certain

par Jean-Pierre Goux

Libération - 25 novembre 2015

An 2050. Trente-cinq ans déjà se sont écoulés depuis 2015. C’est difficile de me replonger dans les cauchemars et les fictions catastrophistes qui hantaient l’humanité à cette époque. Effondrement, sixième extinction des espèces, pénuries en tout genre, réfugiés climatiques, famines, épidémies, montée des eaux… Il fallait une bien faible confiance en l’homme pour croire qu’il ne réagirait pas. Cela fait deux millions d’années que notre espèce vit sur ce petit paradis, nous n’allions quand même pas baisser les bras et nous laisser mourir avec notre planète ! Certes la mutation n’est venue ni d’en haut ni d’un seul coup. Je me souviens que cette année-là, la conférence COP 21 à Paris avait marqué le paroxysme de cette dissociation entre les intérêts stratégiques et commerciaux défendus par une minorité et les aspirations de tous. L’accord insuffisant qui y avait été scellé servit d’ailleurs de catalyseur au formidable mouvement d’innovation technologique, sociale et spirituelle qui structure le monde d’aujourd’hui. Rétrospectivement, on se demande bien comment il aurait pu en être autrement, surtout à la lueur des prévisions pessimistes de l’époque.


Au départ, les partisans du statu quo tinrent bon et continua cette frénésie d’extraction, de transformation, d’exploitation humaine, de corruption, de transport, d’énergie et de consommation qui avait envoûté les hommes. L’antidote ne vint pas d’un contrôle des émissions de CO2 par une modification du technosystème. Les défenseurs du statu quo l’auraient de toute façon freinée. Elle émergea d’une vaste transformation des consciences qu’ils n’ont pas vu venir. 2015 fut en effet l’année qui marqua l’essor des techniques laïques de méditation. Les bienfaits sur le stress et la dépression étaient si évidents qu’elles gagnèrent rapidement des pans entiers de la société, dans les hôpitaux, écoles, entreprises et même les partis politiques. Les résultats de ces mesures qui ne coûtaient rien furent spectaculaires, par exemple sur la baisse de la violence à l’école, ferment de nos sociétés.


Mais c’est la suite qui fut inédite. Par la reconquête du contrôle de l’instant présent, les citoyens devinrent soudain davantage conscients de leurs choix, de l’impact de leurs achats sur les autres hommes et sur la Terre. Cette empathie nouvelle rendit, comme par magie, psychologiquement impossibles certains comportements auparavant usuels comme la consommation abusive de viande. L’effet sur le système agricole fut de grande ampleur. Cette évolution des habitudes alimentaires se combina avec le besoin de consommer local et le perfectionnement spectaculaire de l’agroécologie, de la permaculture et des fermes urbaines. En 2030, l’ancienne industrie agrochimique mortifère pour les sols et dopée aux hydrocarbures était aux abois. La chute des émissions du secteur agricole fut drastique.


Mais c’est dans le secteur de l’énergie que la révolution fut la plus grande. En même temps que l’humanité s’est apaisée par le recours quasi généralisé à la méditation, le grand mouvement de frénésie et d’ultraconsommation s’est dégonflé, la consommation énergétique a lourdement chuté. Les fossiles firent en premier les frais de cette baisse. Davantage conscients de leur santé, les Terriens comprirent aussi que la combustion des fossiles était une hérésie pour nos poumons et recherchèrent leur éradication. Le solaire, dont le coût avait considérablement baissé grâce à plusieurs innovations technologiques, et les autres énergies renouvelables les remplacèrent peu à peu. Néanmoins, avant d’envisager un déploiement à grande échelle, il fallut encore une décennie de recherche sur les matériaux pour développer des moyens de production et de stockage n’utilisant plus de métaux rares, et qui soient complètement réutilisables et biodégradables.


Alors, les choses se sont accélérées et la sortie totale des fossiles devint le grand chantier de l’humanité. Nous avons été dans les temps pour célébrer, cette année en 2050, la combustion de la dernière unité d’énergie fossile, un bloc de charbon que l’humanité entière a regardé brûler lors d’une grande cérémonie organisée par les Vieux Sages qui siègent à notre gouvernement mondial. Le reste de notre soleil ancestral restera enfoui dans les entrailles de Gaïa. C’est inscrit au cœur de notre Constitution mondiale et de la Déclaration des droits de la Terre.

Mais nous sommes allés plus loin encore. Avec les vastes forêts replantées depuis des décennies, nous sommes en train d’aspirer le CO2 émis pendant «les années d’insouciance» (c’est le nom que nous donnons à cette époque). Partout le mouvement de régénération des écosystèmes est en marche et a pris la place de l’industrie de l’excavation dont on a du mal aujourd’hui à comprendre la logique. Les anciennes mines ont été données aux artistes qui en ont fait de somptueuses galeries au milieu des plantes et des animaux qui prolifèrent partout autour du globe. Les populations de lions, tigres, éléphants, rhinocéros que l’on croyait menacées, sont au beau fixe comme celles de toutes les autres espèces. Depuis que les hommes se sont intéressés au biomimétisme, ils leur vouent le plus grand respect. Ils ont compris que chaque créature détenait des secrets uniques façonnés par des millions d’années d’évolution. Une grande partie des territoires leur ont d’ailleurs été redonné. Les forêts indonésiennes qui avaient tant brûlé en 2015 ont été replantées et les orangs-outans y batifolent à nouveau. D’immenses sanctuaires ont été créés dans les océans où les stocks de poissons se sont reconstitués. Tortues, dauphins, baleines et requins ont repris leur place dans la chaîne alimentaire et leurs corps ont cessé d’être empoisonnés par les métaux lourds et les plastiques.


Sur les continents, les batraciens plongent à nouveau dans les mares sous l’œil attentif des hérons ; les papillons et les chants des oiseaux enchantent les villes. Villes dont le visage a lui aussi été profondément modifié. C’est peut-être la transformation la plus visible. Depuis la disparition des voitures particulières, remplacées par des flottes de véhicules robotisés, elles sont devenues des havres de paix où la végétation a repris sa place. Des alliances symbiotiques ont été nouées avec la nature pour la filtration des eaux usées ou la décomposition des déchets. L’économie est presque partout devenue circulaire. Les sphères de l’individu, de la société, de l’économie et de la nature autrefois en conflit, ont trouvé une imbrication harmonieuse. Politiquement les choses ont également beaucoup changé. La pratique généralisée de la méditation a mis le cœur des hommes en résonance. Alignés sur le rythme de leur souffle, le «Om» des hindouistes, vibration primitive divine de l’Univers, le besoin d’une hiérarchie forte pour guider les activités humaines n’était plus nécessaire. Les politiques étaient tirés au sort et veillaient simplement à la juste redistribution des savoirs et des richesses. Tout cela paraît si évident maintenant qu’il est difficile de porter un regard sur les peurs qui animaient l’humanité en 2015. Vu depuis 2050, ces problèmes semblent avoir été une crise d’adolescence. Le rêve d’un Siècle bleu qui avait été formulé au début de ce siècle est devenu une réalité. Le probable n’est pas certain !

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