NDDL - La fin de l'inutile

par Jean-Pierre Goux

L'avenir, tu n'as point à le prévoir mais à le permettre.
Antoine de Saint-Exupéry.

 

Chapitre 1 – Le rêve

Musique. Woodkid – Iron (Gucci Vump Remix)

Paris, le 8 mai 2016,

Chloé ne parvenait pas à dormir. Elle fixait le plafond et songeait à ses parents. Ils risquaient d’être délogés à cause de ce satané aéroport. Il ne restait plus que six semaines avant ce référendum pipé et elle ne savait pas comment les aider. Elle avait débarqué à Paris six mois auparavant et ne connaissait presque personne. Les quelques étudiants de sa fac de droit à qui elle s’était ouverte sur le sujet l’avaient regardé avec des yeux ronds : « tu es une zadiste ? ». Elle avait préféré ne pas insister.

Elle sortit son téléphone et fit défiler son fil Facebook. Les news n’étaient pas bonnes. Des feux géants ravageaient l’Alberta, la région canadienne des sables bitumineux. Donald Trump avait remporté l’investiture républicaine et Bernie Sanders utilisait ses dernières cartouches. Lui aussi victime de règles pseudo-démocratiques qui empêchaient dans son cas la tenue de primaires ouvertes dans de nombreux États clés. C’était pour cela que Chloé avait opté pour le droit. Pour changer les règles de ce système qui tournait à l’envers. En France, le gouvernement et l’opposition rivalisaient de bêtise, et la défense de l’environnement, cause qui lui tenait tant à cœur, était la grande victime de leurs débats stériles. Obstination sur le nucléaire, les OGM, les gaz de schiste, loi travail, refus des réfugiés. Ce n’était pas du tout le monde dont elle rêvait.

Heureusement tout n’était pas noir et chaque petite information positive la faisait sourire sous sa couette. Nicolas Hulot grimpait dans les sondages pour la présidentielle 2017, même s’il ne s’était toujours pas déclaré candidat. Le film Demain venait de franchir le million de spectateurs en France. C’était bien un signe que tout n’était pas perdu. Elle l’avait vu à trois reprises et se demandait quand elle pourrait commencer elle aussi à changer le monde. Comme ses parents, précurseurs de la permaculture, qui avaient eu le malheur de bâtir leur ferme à l’emplacement de la piste du futur aéroport. Ce petit paradis terrestre dans lequel elle avait été élevée risquait de disparaître sous le tarmac.

Un peu plus tard, elle s’attarda sur un article traitan du mouvement #NuitDebout. Des syndicats de policiers révélaient qu’ils avaient reçu des ordres du ministère de l’Intérieur pour laisser des casseurs parvenir jusqu’à la place de la République. Elle regarda la vidéo d’une bouche du métro en flammes que tous les médias mainstream avaient rediffusé. La manipulation était totale, cela dépassait l’entendement. Mais, elle le savait, c’était comme cela que la plupart des mouvements d’insurrection populaire étaient tués dans l’oeuf. Par l’instrumentalisation de la violence. Les mouvements progressistes devraient tous s’inspirer d’ Être radical de Saul Alinsky, livre de chevet de Barack Obama qu’elle avait découvert dans la bibliothèque très fournie de ses parents. Puis elle visionna une vidéo de l’assemblée générale de #NuitDebout. Elle ressentit un frisson. C’était peut-être là-bas que se trouvait sa solution. Elle s’endormit peu après et rêva que l’aéroport n'était pas construit.

Chapitre 2 – La rencontre

Musique. Vitalic – Poney Part 1

Le lendemain, elle écourta ses révisions et se prépara pour sortir. Depuis qu'elle était dans la capitale, cela lui arrivait rarement. Par timidité mais aussi pour ne pas alourdir la charge de ses parents qui se saignaient afin qu’elle suive les meilleures études. Jeans, baskets, pull, foulard, elle était habillée simplement mais, debout devant la glace, elle se trouva belle. Elle mit ses écouteurs, lança la musique et claqua la porte de chez elle. La musique était ce qui la faisait tenir et rêver.

À 18 heures, elle était à la République. On débattait des violences de la veille. Elle écouta quelques minutes puis entama un tour de la place. Son attention se porta sur un petit groupe assis par terre en cercle : la « commission numérique ». Un jeune homme exalté racontait son expérience. Il venait de passer trois mois à bord du QG de campagne de Bernie Sanders. Il expliquait l’énorme travail de terrain des militants pour contacter et convaincre tous ceux qui ne votaient pas.  Rien n’était laissé au hasard et toute la tactique reposait sur l’utilisation de logiciels de gestion de campagnes téléphoniques et numériques aux noms cryptiques (NGP VAN, Aristotle, NationBuilder…), très sophistiqués et quasi inconnus en France. Chloé fut tout de suite happé par ses propos.

Lorsqu’il termina son intervention, elle inspira profondément et fonça vers lui. Il s’appelait Amel. Elle lui demanda pourquoi il n’était pas resté jusqu’au bout de la campagne. Il s’était rendu aux US avec un simple visa de touriste. D’origine bosniaque (ses parents avaient fui la région de Srebrenica et échappé au massacre), il était arrivé en France en 1995 à l’âge de quatre ans. Il finissait une thèse en informatique et avait répondu à l’appel de Bernie qui incarnait pour lui les valeurs que le monde devrait porter en 2016. Pour lui, grâce à ces nouveaux logiciels, toute campagne aux motifs raisonnables pouvait dorénavant être gagnée. Si les règles n’en étaient pas trop biaisées et que l’on ne partait pas de trop bas. Les civic tech allaient changer le monde.

Elle saisit la balle au bond et lui parla de « son » aéroport. Il mordit à l’hameçon et dégaina son portable. 58% d’avis favorables selon le sondage publié par IFOP au mois de mars. C’était un excellent point de départ pour renverser l’opinion. Toute élection ou campagne était un problème mathématique à résoudre. La clé pour changer l’opinion était le ventre mou des indécis et de ceux qui ne votent pas. Si tu parvenais à les toucher, c’était gagné. Il lui demanda quand était le référendum ? Dimanche 26 juin. Ah ouais, quand même. Cela ne laissait guère plus de six semaines. Il lui proposa d’aller prendre un café. Ils s’assirent, les discussions fusèrent et s’éternisèrent jusqu’au dernier métro. La bonne étoile de Chloé avait brillé ce soir. Ils étaient dorénavant deux, le début d’un mouvement.

Chapitre 3 – L’extension

Musique. Agoria. Scala.

Le lendemain, Chloé et Amel se retrouvèrent à nouveau à 18h. À la même terrasse, au café Bonne bière rue du Faubourg-du-Temple, là où six mois plus tôt cinq personnes avaient péri lors des attentats du 13 novembre. Des évènements qui marqueront leurs vies à jamais et qui furent un déclencheur dans leur engagement. Dans son discours de réception du prix Nobel de littérature, en 1967, Albert Camus avait dit « Chaque génération, sans doute, se croit vouée à refaire le monde. La mienne sait pourtant qu’elle ne le refera pas. Mais sa tâche est peut-être plus grande. Elle consiste à empêcher que le monde se défasse » Presque cinquante ans plus tard, après les attentats de Paris, Amel, Chloé et tant d’autres avaient ressenti la même chose, la même urgence. Aujourd’hui ils avaient enfin peut-être l’occasion d’agir et d’améliorer les choses. Pour empêcher que le monde se défasse.

Ils firent le point sur les nouvelles informations qu’ils avaient glanées. Le mode de scrutin, tout d’abord, limité au seul département 44 (Loire-Atlantique), alors que cet investissement (556 millions d’euros hors taxes pour le seul aéroport - si le budget n’est pas dépassé - et cela sans compter les multiples infrastructures routières et autres qui devront être construites en plus – certains évaluaient l’investissement global de 1 à 2 milliards d’euros) concerne l’ensemble de la région et de la nation (43% des coûts supportés par les collectivités locales et l’Etat).

Le choix de la date ensuite, le 26 juin, dernier dimanche de juin, celui où il fait quasiment toujours beau et que l’on passe dans le 44 presque systématiquement à la plage. Malin. Amel lui fit remarquer que c’était aussi en plein milieu de l’Euro 2016 de football. Elle fronça les sourcils. Il lui promit qu’il ne s’y intéressait pas, la Bosnie-Herzégovine ne s’étant pas qualifiée. Ils rirent. Ils regardèrent sur le site de l’UEFA, c’était le WE des huitièmes de finale. Si la France terminait première de sa poule, ce qui était très probable, elle jouerait son huitième à 15h ce dimanche 26 juin. Autant dire qu’entre ce match et la plage, la France et le 44 seront complètement anésthésiés. Très malin. Celà les excita d’autant plus à déjouer le plan du gouvernement pour faire passer coûte que coûte l’aéroport de Jean-Marc Ayrault, récemment nommé ministre des affaires étrangères, en remplacement de Laurent Fabius, l’homme qui avait « sauvé le monde » avec la COP21. Triste paradoxe.

Enfin, le nombre d’inscrits sur les listes dans le 44 : proche du million. Lors des dernières législatives partielles en Loire-Atlantique, 25% seulement des inscrits s’étaient déplacés aux urnes. Si une telle mobilisation se reproduisait, soit 250 000 votants, il faudrait au moins 125 000  « non », pour gagner le référendum. Vu le WE choisi par le gouvernement, une telle mobilisation serait peu probable, mais c’est l’objectif qu’ils se fixèrent : faire voter « non à l’aéroport » à 125 000 personnes. Cela parut énorme à Chloé, mais pas à Amel, habitué à remplir des stades pour Bernie. Elle l’embrassa sur la joue. Ce mec était génial et allait peut-être sauver ses parents.

Ils étaients survoltés. Ils se rendirent à la République et mirent leurs noms dans la liste d’attente de l’AG de #NuitDebout. Ils prirent la parole vers 21h et présentèrent leur projet. Ils reçurent un tonnerre d’applaudissements de cette foule (sous la forme de mouvements de mains rotatifs, inspirés du mouvement des Indignés en Espagne et d'Occupy Wall Street) qui s’était faite volée son objectif – le retrait de la loi El-Khomri - par le 49.3 dégainé par le gouvernement.

Ils donnèrent rendez-vous à celles et ceux qui étaient intéressés près de la bouche centrale de métro. Ils étaient plusieurs dizaines autour d’eux. Chloé et Amel n’en revenaient pas. Ils expliquèrent leur projet plus en détails. Quelques voix s’élévèrent, ils trouvaient ça trop compliqué, trop informatisé, pas assez direct. Tous les écoutèrent. Ils proposaient de se rendre massivement sur le site de l’aéroport et d’en découdre si besoin avec les autorités. Chloé sentit son rêve s’éloigner. Elle inspira très fort et leur fit face : « notre objectif n’est pas de nous battre. C’est de remporter ce référendum anti-démocratique par la voie démocratique. » Un grand silence se fit puis un nouveau tonnerre d’applaudissements. Certains des récalcitrants quittèrent le groupe. Chloé fut soulagée. Les autres seraient plus attentifs. Un vieux monsieur prit la parole: « mais comment allez-vous convaincre 125 000 personnes dans le 44 d'aller voter contre ce projet ? » Chloé et Amel se regardèrent. Ils n’en avaient qu’une vague intuition. Ils leur donnèrent rendez-vous le lendemain à 21h pour partager les idées initiales de leur plan de guerre et surtout continuer à le co-construire ensemble avec eux. Nouvelles rotations des mains en guise d'approbation.

Chapitre 4 – Le plan

Musique. Synapson – Convergence – All in you (feat. Anna Kova)

Le lendemain à 21h une foule d’une cinquantaine de personnes les attendait. Le bouche-à-oreilles avait fonctionné. Chloé et Amel étaient dépassés par l’intérêt porté à leur initiative. Le vieux monsieur de la veille était là et reposa sa question : « Comment allez-vous convaincre 125 000 habitants du 44 à aller voter non ? ». Chloé prit la parole. « Chacun d’entre nous connaît quelques personnes dans le 44, avec un bon argumentaire que l’on construira ensemble, vous devriez pouvoir les convaincre. Si tous ceux en France qui sont opposés à ce projet s’y mettent, on devrait pouvoir déjà mobiliser beaucoup de monde. »

Une jeune femme demanda pourquoi ceux qui sont hors du 44 seraient intéressés de s’impliquer dans cette affaire qui ne concernait que les Nantais. Chloé rétorqua que l’Etat était le premier financeur de ce projet à hauteur de 23%. En comparaison, l’agglomération nantaise et le département de la Loire-Atlantique n’en payait que 7%. Les régions Pays de Loire et Bretagne en assuraient ensemble plus de 12%, ce qui rendait le périmètre du référendum choisi par le gouvernement réellement contestable. C’était donc un sujet qui intéressait tout le monde. Un jeune étudiant dans la foule lança un slogan « adopte un 44 » qui fit rire l’assemblée.

Amel choisit ce moment pour préciser qu’une mobilisation du type « adopte un 44 » ne serait pas suffisante et qu’il faudrait la doubler d’une campagne téléphonique de masse. Le logiciel de la campagne de Bernie Sanders permettait de passer des appels gratuitement via Internet, de cibler les appels sur des critères prédéfinis et de suivre ceux-ci afin de ne pas déranger deux fois la même personne. Si on mobilisait 5000 personnes, avec 50 appels chacun et un taux de succès de 50%, cela pourrait fonctionner. Une quadra en tailleur prit la parole et insista aussi sur la nécessité d’une campagne locale de porte à porte. Tout le monde fut d’accord, même si les associations présentes localement étaient déjà nombreuses.

Chloé annonça ensuite qu’ils avaient besoin d’aide. De beaucoup d’aide. Tout d’abord de l’argent pour la licence du logiciel, ensuite un QG pour se réunir, former et coordonner la masse de télé-opérateurs, mais aussi de bien d’autres choses : un nom, un logo, une vraie campagne marketing... Une personne leva la main, elle avait déjà réalisé des campagnes de crowdfunding et les aiderait dès le lendemain à lever des fonds. Un cadre indiqua qu’il était en train de finir la rénovation d’un grand plateau du Sentier pour y installer un espace de coworking. Le lieu était vaste, équipé de nombreuses tables et chaises, avec des accès Internet très haut-débit, et n’ouvrirait qu’en juillet. Pendant la durée restante des travaux, ils pourraient se retrouver à 20h là-bas, après le départ des ouvriers, à condition de laisser les lieux intacts. Un jeune artiste connu sur les réseaux sociaux proposa de concevoir le logo. Un groupe de gens travaillant dans une agence de communication offrit de s’occuper du slogan et de la communication, mais aussi de l’animation des réseaux sociaux. Même dans leurs rêves les plus fous, Chloé et Amel n’auraient pas osé imaginer une telle mobilisation.

Le portable de Chloé sonna, c’était sa mère. Prise dans la tourmente de son projet, elle avait oublié de l’appeler depuis plusieurs jours. Elle s’excusa auprès des autres et prit la communication. Sa mère lui demanda où elle se trouvait. Chloé mentit. À un concert. Sa mère lui demanda si ses révisions avançaient bien, là encore Choé ne lui dit pas la vérité. Elle avait pris du retard, c’était certain, mais elle s’en sortirait. Sa mère lui parla ensuite de l’aéroport, elle avait vu les bulldozers arriver et s’entasser dans un champ voisin. Les travaux devaient démarrer à l’automne et l’expulsion était pour le mois de juillet. Chloé rassura sa mère en lui disant que le sort du référendum, rebaptisé en « consultation locale » par le gouvernement pour lui donner moins d’importance, n’était pas encore scellé. Sa mère espéra que Cholé ait raison. Chloé raccrocha et repensa au livre Brisby et le secret de Nimh,  lorsque Madame Brisby devait préparer le déménagement de sa famille pour échapper à la charrue du fermier Fitzgibbon.

Cet appel la déstabilisa. Et s’ils échouaient ? Quelle chance avait une initiative d’aussi grande ampleur portée par une gamine de dix-neuf ans ? Elle resta à l’écart, perdue dans ses pensées. Amel vit qu’elle était bouleversée. Il lui proposa de la ramener chez elle. Elle lui offrit de monter prendre un thé. Dans le petit studio, elle craqua et fondit en larmes. La pression était trop forte. Elle avait l’impression que cette cause était perdue, que tout le monde s’en fichait. La victoire ne pouvait pas reposer sur des gens comme eux. Amel la réconforta en lui rappelant cette citation de l’anthropologue Margaret Meade : « Ne doutez jamais qu’un petit groupe d’individus conscients et engagés puisse changer le monde. Historiquement, c’est toujours de cette façon que le changement s’est produit. » .

Chloé sécha ses larmes et mit sa tête dans le creux de l’épaule d’Amel. EElle lui répéta la chance de l’avoir rencontré. Peut-être le seul parisien à avoir été au QG de Bernie Sanders. Elle sentit un malaise chez Amel. Elle lui demanda ce qui n’allait pas. Il avoua qu’il n’avait jamais participé à la campagne de Bernie Sanders, ni n'avoir jamais été aux Etats-Unis. Il avait passé les derniers mois dans son laboratoire à travailler sur sa thèse. Quand #NuitDebout a démarré, il se dit qu’il voulait absolument participer à cet élan. Il avait lu un article sur les méthodes informatiques de Bernie et il s’était rendu à la république en ayant l’espoir d’intéresser quelqu’un. Il était navré. Chloé était désemparé pour leur campagne mais le trouva touchant et sincère. Ils s’approchèrent l’un de l’autre et s’embrassèrent. Amel passa la nuit dans l’appartement de Chloé qu’il ne quitta plus pendant un mois.

Chapitre 5 – Le QG

Human Machine, 146

Amel et Chloé étaient en efferverscence. Chaque soir, quelques dizaines de personnes envahissaient avec eux l’espace de coworking en travaux, transformé après 18h en QG de campagne, pour appeler les électeurs du 44. Aucune nécessité néanmoins d’être sur place, car le système était entièrement décentralisé. Des groupes s’étaient d’ailleurs formés dans plusieurs villes de France pour relayer l’élan, nul besoin de se trouver au QG. Il suffisait d’aller sur le site http://www.26juin.vote, de s’inscrire pour passer des appels et la plateforme vous mettait directement en communication avec une personne de la liste établie. Il vous restait ensuite à noter dans le système si elle était là ou non, de lui dérouler l’argumentaire et le cas échéant de savoir si elle irait voter ou pas « non » à l’aéroport.

Tout cela était d’une simplicité déconcertante et ce type de campagnes allaient à l’avenir permettre aux mouvements citoyens de reprendre la main sur la vie politique. Il avait suffi à Amel de quelques heures de Skype avec de "vrais" membres de l’équipe de campagne de Bernie Sanders pour en maîtriser le fonctionnement. Ils avaient réalisé un petit clip qui tournait un peu sur les réseaux sociaux et souhaitaient lancer la plus grande campagne d'appels téléphoniques de l'histoire de France.

Afin de remporter le référendum de façon démocratique, l’équipe avait décidé d’avoir la campagne la plus « carrée » qui soit afin de se démarquer des mouvements zadistes avec lesquels le gouvernement aurait tôt fait de les assimiler. Chloé n’en voulait pas du tout aux zadistes, bien au contraire. Sans eux ses parents auraient déjà été expulsés depuis longtemps. Mais à ce stade de la mobilisation, il était indispensable de retourner l’opinion publique de façon positive, d’éviter les amalgame et toute forme de violence, quelles que soient les tentations. Leur slogan le traduisait bien « Non à l’aéroport, Oui à l’avenir ». Il était en effet important que le rejet de l’aéroport ne soit pas perçu comme une énième tentative de bloquer le pays mais comme un mouvement progressiste.

Les premières réactions au téléphone étaient d’ailleurs encourageantes, sympathiques et les habitants de Loire-Atlantique (avec l’Ain, il s’agissait du seul département français où les habitants ne portaient pas de nom) comprenaient assez vite à quel point ce projet était inutile. Beaucoup en étaient d’ailleurs déjà persuadés depuis longtemps par la multitude de groupes qui militaient depuis des années contre cet aéroport.

L’argumentaire pour 26juin.vote avait été facile à écrire tant Notre-Dame-Des-Landes, projet dont la mauvaise idée remontait à 1967, était absurde. Au-delà des aspects environnementaux et de la protection de la zone humide, l’argument économique était le plus convaincant : cet aéroport ne servait à rien. Dans l’étude initiale « coûts – bénéfices » ayant conduit du projet qu’ils s’étaient procurée, l’analyse justifiant un gain de 900 millions d’euros était une imposture intellectuelle. Pour arriver à ce surplus, ils évoquaient que les passagers qui ne pourraient pas utiliser l’aéroport existant (supposément saturé en 2019 à cause de la croissance du trafic et des contraintes imposées par les nuisances sonores) devraient se rendre vers un autre aéroport. Or les éléments de coûts retenus étaient complètement fantaisistes. Le très officiel rapport remis en mars 2016 à la Ministre Ségolène Royal par le Conseil Général de l’Environnement et de Développement Durable (CGEDD) confirmait tout cela et évoquait des pistes pour éviter ce fiasco. Ces arguments du CGEDD n’étaient que trop partiellement repris sur le site du Débat public NDDL mis en place par l’Etat.  

Pour leur campagne d'appels, Amel, Chloë et les autres avaient donc retenu les arguments suivants, très simples

L’aéroport actuel est rentable
Il dégage des bénéfices, sans aucune subvention, ce qui est loin d’être le cas pour tous les aéroports français.

Pas plus de destinations aériennes
Il n’y aurait pas plus de destinations aériennes depuis Notre-Dame-des-Landes.

280 millions d’euros d’impôts
280 000 000 € d’argent public prévus (49% du coût initial) pour la construction de ce nouvel aéroport en campagne.

Plus de dépenses pour les usagers
Pour un Nantais, le coût d’un voyage sera augmenté, son temps de transport aussi.

 Les autres aéroports savent réduire le bruit
Les autres aéroports prennent des mesures pour réduire les nuisances sonores. Cela peut être fait à Nantes.

L’arrêt en douceur des problèmes avec la ZAD
Si la décision est prise d’arrêter le projet d’aéroport, la plupart des zadistes s’en iront, sans heurts.

Construction d’une ligne ferroviaire prévue
Le nouvel aéroport coûterait plus cher qu’annoncé ; il faudra par exemple une nouvelle ligne ferroviaire.

Destruction de zones humides
Les zones humides sont très utiles pour réduire les risques d’inondation, réguler le climat et maintenir la biodiversité.

Destruction de terres agricoles
Le projet détruirait l’un des deux principaux bassins laitiers du département et il supprimerait 15 exploitations agricoles 

Suppression d’emplois durables
Des emplois seraient détruits dans l’agriculture et autour, le déficit en emplois du sud de Nantes serait aggravé.

L’énergie au QG était magnifique. Les fêtes, le soir et les WE, étaient belles et lui rappelaientt cette énergie du désespoir dont son père, qui fut médecin de guerre à la Croix Rouge avant de devenir agriculteur, lui avait si souvent parlé. Ils avaient l’impression à leur mesure de changer le monde, de faire leur part du colibri. Mais ce soir Chloé était tendue. Il ne lui suffisait pas de se battre, il lui fallait réussir. Dans son petit appartement, Amel sentait sa tension et tâcha de la raisonner. Son stress était perceptible et déteignait sur les autres. Ses sautes d’humeur étaient aussi parfois violentes. Elle l’écouta mais sans l’entendre. Amel ne pouvait pas comprendre, ses parents ne risquaient pas d’être délogés. Contrariée elle prit un livre dans la bibliothèque, justement La légende du colibri popularisée par Pierre Rabhi, l’histoire de cet oiseau minuscule qui décida contre toute logique d’essayer d’éteindre goutte après goutte l’incendie qui dévorait sa forêt. Parvenue à la dernière phrase du court ouvrage, elle se mit à pleurer. Amel s’approcha d’elle. Chloé lui lut la fin.

« L’histoire ne dit pas s’ils ont réussi. Mais depuis ce jour, quelque chose a changé et les animaux se sentent unis par une force nouvelle. Et plus aucun d’eux ne se moque de la petite taille de Colibri ».

Tu vois, lui dit Chloé, nous n’avons aucune chance. Même dans la légende du colibri, ils n’y arrivent pas. Amel se posta face à elle et la regarda dans les yeux. Chloé, ce n’est pas la morale de cette histoire. "Elle ne dit pas qu’ils ont échoué, mais que ce qui compte c’est d’être habité par une force nouvelle. Cette énergie nous habite et je suis certain qu'elle va nous mener jusqu'à la victoire. Elle décida de le croire".

Chapitre 6 – La mobilisation

Michel Cleis. La Mezcla. Paul Kalkbrenner (Remix)

Ce qui m'effraie, ce n'est pas l'oppression des méchants,
c'est l'indifférence des bons.
Martin Luther King

J-7. Amel dormait encore et Chloé regardait par la fenêtre. Paris, sous les trombes d’eau. En deux semaines, la situation ne s’était pas franchement améliorée. Leurs arguments portaient mais l’indifférence des habitants du 44 mais aussi du reste de la France les déconcertait. Le foot, les grèves, la situation économique, les attentats à travers le monde, tout conduisait à détourner l'attention des Français de ce petit coin de Loire-Atlantique. La météo n’avait pas aidé non plus. Les intempéries incessantes avaient fait sortir la Seine de son lit, nettoyant les rues et les places. Balayée par les pluies, #NuitDebout était quasiment à l’agonie mais les protestations contre la loi El-Khomri ne faiblissaient pas. Une autre manifestation était prévue le 23, le jour du vote anglais sur le Brexit. Cette semaine s’annonçait critique et l’Etat s’enfermait dans la surenchère sécuritaire. Le maintien de l’ordre public était la dernière chose à laquelle les dirigeants du pays se raccrochaient pour espérer rester au pouvoir, alors que le peuple français n’attendait d’eux qu’une autre façon de gouverner et de vivre ensemble. Il ne fallait pas lâcher, le monde de demain se jouait maintenant.

Chloé passa un appel via la plateforme en chuchotant pour ne pas réveiller son compagnon. La discussion fut polie mais brève. On parlait de cet aéroport depuis si longtemps, que ce combat ne leur semblait plus la peine d’être livré. Les personnes qu’ils parvenaient à joindre ne semblaient pas être intéressées d’aller voter. D’une certaine façon c’était une bonne nouvelle car l’abstention serait massive. Il ne faudrait certainement pas 125 000 votes pour remporter le scrutin mais probablement 25 000. C’était atteignable et c’est ce qui donnait encore à Amel et Chloé l’énergie d’avancer. Ils étaient épuisés. Les deux semaines précédentes avaient été éprouvantes. Il leur avait fallu affronter notamment une crise interne effroyable.

Michel, un homme d’une cinquantaine d’années qui avait rejoint l’équipe était parvenu à remonter tout le monde contre elle et Amel. Chloé, malgré son jeune âge, savait faire la part des choses entre les faits que l’on pouvait lui reprocher et la réalité. Quelque chose clochait. Elle avait alors décidé d’appeler son père – qui n’était pour l’instant au courant de rien – et qui l’avait écouté avec attention. Il sentit bien que sa fille n’avait pas révisé ses examens mais il était tellement fière de la voir mener ce combat, pour eux et pour nous tous, qu’il ne dit rien. Ce qu’elle faisait là était bien plus fondamental que tout ce qu’elle apprendrait sur les bancs de la fac. Elle repasserait ses examens en septembre, ce n'était pas grave. On ne choisissait pas le moment où les vocations vous appelle. Il en savait quelque chose. La fierté l’emplissait. 

L’histoire de ce Michel l’intriguait aussi. Quelchose effectivement clochait et il demanda à sa fille une journée. Même s’il avait quitté la Croix Rouge depuis des années, il avait gardé des liens avec l’armée et les services secrets. Il obtint l’information dont il avait besoin : le mouvement de sa fille avait été infiltre. Le soir même, il était à Paris et l’aida à faire le ménage. Cela lui coûta cher car l’équipe était maintenant deux fois plus petite. Mais plus soudée que jamais.

Son père fit la connaissance d'Amel. Ils se plurent mutuellement, le père d'Amel ayant servi pour la Croix-Rouge en Bosnie. Il leur proposa de rester avec eux jusqu’au vote mais Chloé refusa. C’était son combat mais, chaque jour, elle l’appela pour prendre conseil. Il ne fallait pas minimiser la réaction du gouvernement lui répétait-il, l’enjeu de ce référendum dépassait de loin celui de la construction de l’aéroport. On n’était en plein Etat d’Urgence et, malgré l’Euro 2016, la popularité du gouvernement se trouvait au plus bas dans les sondages. Ils ne pouvaient plus se permettre un énième camouflet. Ils devaient remporter ce référendum qui divisait pourtant le conseil des Ministres.

Chloé réfléchissait à ce qui pourrait les sortir de cette ornière. Elle regardait les sondages en Angleterre sur le Brexit. Le meurtre ignoble de Jo Cox avait permis au camp du « non » au Brexit de reprendre de l’espoir. Elle repensait à la phrase de Camus, il était quand même dramatique d’en arriver à de telles extrémités pour empêcher que le monde ne se défasse. Elle n’allait quand même pas s’imoler par le feu pour empêcher que l’aéroport ne se fasse pas ? 25 000 votants « non à l’aéroport, oui à l’avenir », c’est tout ce qu’elle demandait. Il lui fallait un miracle mais elle ne savait pas lequel. Son père, qui avait connu les pires situations en zone de guerre, lui avait répété qu’ils arrivaient très souvent, il suffisait d’être ouvert pour les accueillir.

Amel émergea de la couette. La pluie s’était arrêtée, elle lui proposa d’aller boire un café dehors.

Chapitre 7 – 26 juin

Ante Perry - Jonathan Changes The Arp EP feat. Nod One´s Head (be an ape)

Chloé était saisie par le doute. Il ne restait plus qu’une semaine avant le vote et elle avait l’impression que ce sujet n’intéressait personne, à part la poignée d’irréductibles pleinement conscients de l’inanité de ce projet. Certes ils étaient loin d’être les seuls et les dizaines de collectifs historiques opposés à NDDL redoublaient d’efforts sur le terrain, mais en ce dimanche matin, devant son café, Chloé avait le blues. Amel l’écoutait. Ils passèrent ensuite en revue les autres projets inutiles qui rongeait les finances publiques : philarmonique, stades de foot, CDG Express… Sous prétexte de créer quelques emplois hypothétiques, on flattait l'égo des élus, remplissait les caisses de leur campagne à l'aide de rétrocommissions et hypothéquait surtout l’avenir des citoyens sur des décennies. Si le oui passait à NDDL, par amalgame – devenue en quelques mois l’arme préférée du gouvernement et de ce certains médias –, l’écologie deviendrait « anti-démocratique » et les grands projets inutiles « légitimes ». L’enjeu était donc énorme.

A côté d’eux, une femme les écoutait attentivement. Son visage leur parut familier mais il n’aurait pas su dire d’où venait cette impression de déjà-vu. Certainement une voisine. Elle leur addressa un sourire et continua à lire méthodiquement la pile de journaux posés sur sa table. Chloé continua a expliquer à Amel ses rêves et ses cauchemars, la nécessité de faire quelque chose devant la léthargie du peuple et des médias. La femme se leva et vint vers eux. Elle se présenta mais son nom ne leur disait rien. Elle était la présentatrice du journal de 20h du WE sur la plus grande chaîne française. Chloé et Amel ne regardaient jamais la télé, mais ils l’avaient sûrement vue chez leurs parents. La femme leur dit qu’elle avait écouté leur conversation avec attention et qu’elle partageait à titre personnel complètement leur point de vue. Elle leur demanda s’ils seraient disponibles pour un sujet diffusé le soir même sur NDDL.

Chloé et Amel n’en croyaient pas leurs oreilles. Ce devait être un rêve. La présentatrice leur dit que par soucis d’équité, elle interviewerait aussi des partisans du projet. Toujours sous le choc, ils admirent qu’ils n’avaient jamais donné d’interview à part leur petite vidéo YouTube pour 26juin.vote. Elle leur dit de se rassurer et de juste répéter ce qu’ils avaient raconté autour de leur café. C'était parfait. Ils passèrent encore quelques minutes avec elle et lui montrèrent sur leur portable l’interface de la plateforme permettant à quiconque d’appeler. Elle trouva cela fascinant et proposa que l’interview soit réalisée en début d’après-midi dans leur « QG ».

Chloé et Amel n’en revenaient pas. Ils rameutèrent toute l’équipe pour qu’ils se rendent au QG. Beaucoup pestèrent contre le journal de 20h qui étaient à l’antithèse de leurs valeurs mais compte-tenu de la situation quasi désespérée dans laquelle ils étaient, « hacker le journal de 20h » leur parut être une très bonne idée. Amel vérifia sur son portable, l’audience le dimanche soir dépassait souvent 5 millions de téléspectateurs. Bien plus qu’ils n’en appeleraient en une vie. Cela mit tout le monde d’accord. Internet c’était bien mais NDDL n’avait pas créé le buzz de Gangnam Style pour l’instant. Cela leur redonna un coup de sang et ce fut l’une de leur plus grosse journée d’appel. Après la diffusion du sujet, Chloé et Amel avaient dû être persuasifs car une avalanche de bénévoles se connecta au site et commença à passer des appels. D'autres avaient peut-être directement appelé leurs connaissances dans le 44 pour les convaincre de voter "oui à l'avenir".

L’émulation dura toute la semaine et ils remportèrent le soutien de personnalités, de mouvements politiques (le parti écolo mais pas seulement) et d'ONG. Le verdict tomba le 26 juin dans la soirée : le « non à l'aéroport, oui à l’avenir » l’emporta par 35 000 voix contre 17 000. Les chiffres étaient dérisoires pour un million de votants mais c’était toujours ça pour un dimanche d'Euro 2016 où la France jouait et de grand beau temps. Les parents de Chloé étaient sauvés, ainsi que le triton crêté et toutes les autres espèces de la zone humide.

Comme dans la légende du colibri, l’histoire ne dit pas s’ils avaient réussi et combien des 35 000 votants s’étaient rendus aux urnes grâce à eux, mais ils avaient fait leur part du colibri et se sentaient unis par une force nouvelle. C’était l’essentiel et cette victoire marquait peut-être le début d’une nouvelle façon de militer et peut-être aussi celui de la fin de l’inutile. Prochaine étape : mai 2017.

 

Remerciements à Yacine Ait Kaci (Yak) pour son magnifique dessin.

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