Les Gardiens de Wikipedia

Jean-Pierre Goux

Auteur de la saga Siècle bleu

« Cet ouvrage produira sûrement avec le temps une révolution dans les esprits, et j’espère que les tyrans, les oppresseurs, les fanatiques et les intolérants n’y gagneront pas. Nous aurons servi l’humanité ». Denis Diderot.

Tout a commencé par un évènement anodin. Un échange vif sur Wikipedia avec un contributeur qui tentait de retirer la partie de la biographie de George W. Bush relatant son activité au sein d’Harken Energy. Ses arguments n’étaient pas convaincants mais ce fut surtout sa manière de s’exprimer qui éveilla ma curiosité. Après quelques questions bien ciblées, je me rendis à l’évidence : il s’agissait d’un automate, d’une intelligence artificielle. Pressentant un danger, je laissais finalement le programme retirer toutes les références à Harken.

Les automates faisaient partie du quotidien de l’encyclopédie et étaient très utiles, par exemple pour mettre à jour les résultats sportifs dès la fin d’un match. Pour changer les textes ou débattre, c’était en revanche nouveau. Tout en réfléchissant à ce qui venait de se produire, je constatais sans surprise que la biographie de l’ex-président avait aussi été modifiée dans la centaine de langues dans laquelle elle était disponible. Des moyens considérables avaient donc été mis en œuvre pour effacer ces liens gênants. Les connexions informatiques provenaient de serveurs basés en Ukraine au-delà desquels il était impossible de remonter. Un vrai travail de pros.

Par instinct, je visitais les pages d’autres hommes politiques ou businessmen au passé sulfureux. Même constat : dans plusieurs cas, des sections faisant état de liens avec des milieux terroristes ou mafieux avaient été supprimées. Personne ne semblait avoir noté ce phénomène. Une grande vague de « moralisation » de la classe politique et du monde des affaires était pourtant en marche, falsifiant la réalité et compromettant l’intégrité de la plus aboutie des encyclopédies. Il était temps d’informer les autres gardiens et d’agir, sans se faire repérer. Personne ne connaissait notre existence. Depuis la publication de l’encyclopédie de Diderot et d’Alembert il y a deux cent cinquante ans, nous veillions, dans l’ombre, sur cet élan unique visant à la diffusion du savoir vers tous les humains.

Notre rendez-vous eut lieu à cinquante mètres sous terre, dans une ancienne champignonnière de Pennsylvanie, loin des grandes oreilles de la NSA. Nous discutâmes de ce qui se produisait et de la manière d’y mettre fin. S’il était trop risqué de remonter les connexions pour identifier les commanditaires, une autre voie nous parut possible et plus sûre. Seuls quelques chercheurs dans le monde étaient capables de mettre au point les algorithmes utilisés par ces puissants agents conversationnels : nous devions partir de là. Durant le mois qui suivit nous épluchâmes les publications scientifiques et établîmes une liste de dix chercheurs au-dessus du lot. Chacun en choisit un. Le mien, Antonius Geirsson, était l’un des pontes de l’intelligence artificielle au Massachusetts Institute of Technology (MIT).

Cet Islandais d’origine était en congé sabbatique depuis plusieurs années et avait fondé une startup, SmartBot, à Manhattan. Dans les jours qui suivirent, je pris mes quartiers dans un hôtel de Times Square face au siège de l’entreprise situé à deux pas de celui de Thomson Reuters. Ce n’était pas un hasard, car l’objectif poursuivi par SmartBot consistait à analyser en quelques nanosecondes les communiqués de Reuters et consorts afin de déterminer plus vite que tout le monde les bonnes décisions d’investissement. Un fonds nommé DeathStar, spécialisé dans le trading haute fréquence, était d’ailleurs l’actionnaire principal mais surtout l’unique client de SmartBot.

DeathStar occupait l’étage situé au-dessus de celui de la startup et ses locaux étaient aussi imprenables qu’une forteresse. Des rumeurs folles circulaient sur les actionnaires du fonds : mafias italiennes, mexicaines ou russes, toutes se seraient laissé séduire. À l’aide des plus brillants experts en informatique, la firme avait en tout cas bâti un réseau mondial en fibre optique qui lui garantissait un accès instantané aux plus grandes bourses mondiales. Grâce à cet investissement de près d’un milliard de dollars, DeathStar avait pendant plusieurs années engrangé des gains astronomiques dont le montant avait été soigneusement tenu secret. La rumeur à Wall Street voulait néanmoins que DeathStar, rejoint technologiquement par ses concurrents, voyait maintenant ses profits fondre l’obligeant à se tourner vers de nouvelles activités encore moins louables. Cela ne semblait pas gêner le PDG multi-milliardaire, Ishaq Shehzad, habitué à rebondir. Cet homme, coqueluche des paparazzis, s’affichait avec les top models les plus en vue et comptait dans son carnet d’adresses le Gotha entier du pays. Business, politique, argent et mafia. Je sentais que j’approchais du but.

En effectuant une fouille de l’appartement d’Antonius Geirsson, je tombais sur une description de l’architecture du réseau de serveurs de Wikipedia. Ce n’était pas une preuve, mais le dernier élément d’un faisceau convergent d’indices. DeathStar utilisait certainement son incroyable capacité de calcul et les algorithmes de SmartBot pour modifier l’encyclopédie, au profit de personnes célèbres souhaitant masquer l’origine douteuse de leur fortune ou de leur carrière. Pour en avoir le cœur net, il était impossible de s’approcher davantage de Smartbot mais nous avions trouvé une autre solution.

Quelques mois plus tard, tout le bas Manhattan ne parlait plus que de notre fait d’arme : DeathStar avait connu une faillite retentissante suite à une série d’opérations inconsidérées sur le marché du pétrole, conduisant à une perte de dix milliards de dollars. Les enquêteurs de la Commodity Futures Trading Commission (CFTC) dépêchés immédiatement dans les locaux de DeathStar avait trouvé le corps d'Ishaq Shehzad inanimé dans son bureau. Des employés mentionnèrent le passage express de certains actionnaires de DeathStar, mais ils changèrent rapidement leur version des faits. Les caméras de surveillance ayant été désactivées, nul ne put conclure au meurtre ou au suicide. Les centres de données situés dans le New Jersey avaient pour leur part été dévastés par un incendie spectaculaire. Quelqu’un avait souhaité que les machines ne parlent pas.

Lors des auditions devant la commission dépêchée par le Sénat, Antonius Geirsson donna sa version de ce qui avait pu se produire. Un automate de SmartBot chargé d’analyser automatiquement un communiqué sur les réserves stratégiques de pétrole s'était grossièrement trompé, ce qui n’arrivait jamais. Pour lui, il n’y avait qu’une seule possibilité : quelqu’un avait pénétré les machines de Reuters et remplacé le communiqué par un faux afin de tromper le robot. Heureusement il n’avait aucun moyen de remonter jusqu’à nous.

De notre côté, nous eûmes la confirmation d’avoir visé juste car les modifications de l’encyclopédie avaient cessé. Par la suite, nous rétablîmes la biographie de tous ces hommes célèbres dans la version qui avait précédé ces évènements. Depuis, aucun algorithme ne s’était aventuré à les modifier. Notre parade avait été aussi furtive et efficace que la menace. Il ne fallait pas s’attaquer à l’Encyclopédie.

2014. Compte rendu d’incident 31415
Rédacteur : Jean Rond de D’Ale
mbert – Troisième du nom.

"Le secret des grandes fortunes sans cause apparente est un crime oublié, parce qu’il a été proprement fait". Honoré de Balzac. Le Père Goriot.

Ce texte a été publié pour la première fois dans l'ouvrage collectif "Le nouvel art des Co" mêlant articles de fond sur l'économie collaborative et textes de fiction (publié en juin 2014 aux éditions "Décisions Durables"). Un grand merci à Philippe et Nafissa Goupil pour cette initiative.